Tunisie : Quel avenir pour un pays qui laisse ses jeunes se déscolariser ?





Depuis le début de la contestation en Tunisie, près d’un millier de personnes ont été arrêtées, dont des mineurs. Pour Alaa Talbi, observateur des mouvements sociaux, marginalisation et déscolarisation expliquent la colère de cette jeunesse.

Depuis début janvier, la Tunisie est ébranlée par un mouvement de contestation sociale, alimenté par le chômage, la corruption et les mesures d’austérité du budget 2018.  Au moins 937 personnes ont été arrêtées lors de manifestations qui ont dégénéré en émeutes.  Parmi elles, un nombre élevé de jeunes âgés de 15 à 19 ans.

En “détention préventive” pour des actes de violences, de vol ou de vandalisme, selon le porte-parole du ministère Khlifa Chibani, les jeunes  interpellés doivent être jugés à partir du 18 janvier 2018. Président du Forum tunisien des droits économiques et sociaux, une ONG de défense des droits de l’Homme, Alaa Talbi redoute une justice expéditive pour des jeunes qui se sentent déjà exclus. Selon lui, marginalisation et déscolarisation expliquent la colère de ces “casseurs”. Entretien.

France 24 : Quelle est la spécificité du mouvement qui agite la Tunisie depuis début janvier ?

Alaa Talbi : Depuis le XIXe siècle, le mois de janvier est propice aux émeutes et mouvements sociaux en Tunisie. Cela s’est vérifié en 1978, 1984, 2008, 2011. Et depuis la révolution, le mécontentement continue de s’exprimer à ce moment-là.

Mais cette année, le mouvement initié par Fech Nestanew [“Qu’est-ce qu’on attend?”, en français] a essaimé dans toute la Tunisie. Sur les 24 gouvernorats, 18 ont manifesté contre la loi de finances, y compris des régions qui ne manifestent pas d’habitude. Et il faut noter également l’ampleur du mouvement des casseurs, dès le premier jour. Il y a toujours eu des confrontations avec la police, dans la logique des manifestations, mais cette année, cela a été très rapide.

Comment les autorités ont-elles réagi face à ces mouvements ?

Sous la pression de la rue, les autorités tunisiennes reculent parfois et annoncent des mesurettes qui ont vocation à calmer la contestation, non à résoudre les problèmes. Mais elles cherchent surtout à criminaliser ces mouvements et à décrédibiliser des revendications légitimes – avec l’aide des médias parfois, malheureusement – en disant : “Ce ne sont que des jeunes !”.

On voit toujours les vieilles pratiques revenir, avec un acharnement policier. Il y a eu presque 1 000 arrestations, et parmi les personnes arrêtées, on estime que plus de 60 % ont entre 15 et 19 ans. Par ailleurs, on soupçonne des détentions arbitraires. Sur le millier de personnes interpellées, on ne sait combien sont des casseurs et combien sont des manifestants. Nos équipes d’avocats vont se déplacer dans les régions pour leur apporter une aide judiciaire. Mais on a peur que ces procès durent des mois et qu’en attendant, les jeunes soient maintenus en prison. En Tunisie, les arrestations sont la règle, les libérations l’exception.

Vous distinguez casseurs et manifestants. Mais les jeunes qui brûlent des pneus ou des voitures n’expriment-ils pas aussi un ras-le-bol ?

Je ne défends pas la violence mais il est sûr que ces jeunes expriment quelque chose. Il faut les comprendre : ils avaient 9-10 ans au moment de la révolution, ils ont grandi avec des rêves et, depuis, ils n’ont vu aucun changement. La politique de l’État pousse ces jeunes à la violence. Ils ont été complètement abandonnés et ils nourrissent un sentiment de rejet. Il y a un vrai problème de marginalisation et de déscolarisation en Tunisie. En 2012 et 2013, 120 000 jeunes de moins de 17 ans ont quitté le système scolaire. Depuis, 70 000 jeunes en moyenne quittent l’école tous les ans. Il y a un vrai problème dans le système éducatif. C’est un risque énorme pour la Tunisie. Quel avenir est possible pour un pays qui laisse ses enfants se déscolariser ?

Estimez-vous que des mouvements, à l’instar de Fech Nestanew, représentent un réel contre-pouvoir ?

C’est bien que ces campagnes existent et il faut les multiplier. Elles ont permis à la démocratie tunisienne de gagner de nouveaux acteurs. Après les élections de 2011, on a perdu beaucoup de jeunes qui ne faisaient plus confiance aux partis politiques. Ils ont fait confiance au processus révolutionnaire, mais ne se reconnaissent plus dans leurs dirigeants.

Mais ces initiatives ont leurs limites : elles se structurent autour d’un objectif bien défini. En 2015, Manech Masma (“on ne pardonne pas”, en français) visait la loi sur la réconciliation nationale. En 2018, Fech Nestanew répond à la loi de finances 2018. Mais jusqu’à présent, ces campagnes ne présentent pas d’alternatives. Le problème, c’est que le jour où elles atteindront leurs objectifs, elles n’auront pas d’idées pour la suite. On ne fait pas un projet de société en contestant telle ou telle loi. C’est bien d’avoir ces étapes, mais il faut travailler sur la suite.


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